Matthis Ravelonarivo
Chargé de Recherche & Développement – somanyWays.
Docteur en Psychologie du Travail et des Organisations – Univ. Lyon 2, Laboratoire GRePS.
La QVT et la prévention des RPS sont mises, de plus en plus, sur le devant de la scène de la santé au travail. Parfois employés grâce à une démarche participative, ces dispositifs peuvent aussi se décliner par le biais d’une approche descendante (top-down). C’est notamment ce que nous avons pu constater dans le grand groupe français où nous avons opéré notre travail de thèse. Dans ce contexte, ces dispositifs présentent l’avantage d’être duplicables à très grande échelle. En revanche, ils portent un risque non négligeable de proposer des solutions « prêtes à l’emploi » (one-size-fits-all ; Demerouti, 2014) très modérément adaptées aux besoins concrets des salariés et aux spécificités de leurs activités. Le « job crafting » représente, alors, une méthode interventionnelle innovante offrant la promesse de bénéfices complémentaires aux approches déjà bien ancrées dans nos organisations françaises.
Qu’est-ce que le « job crafting » ?
L’un des principaux modèles de santé au travail suggère que la motivation, l’engagement et la santé psychologique sont dépendants de certains facteurs : les exigences et les ressources (Job Demands-Resources Model ; Bakker et Demerouti, 2007, 2017). Ce sont des facteurs physiques, psychologiques, collectifs et organisationnels. Le modèle propose que les exigences (pressions, exigences émotionnelles, management abusif…) soient directement liées à un déclin de l’énergie et à un accroissement du stress, là où les ressources (autonomie, reconnaissance, leadership d’empowerment…) favorisent l’atteinte des objectifs prescrits, la motivation, l’engagement et l’apprentissage continu. Les exigences alimentent un processus de dégradation de la santé psychologique. Les ressources, quant à elles, favorisent parallèlement un processus motivationnel et salutogénique.
Figure. Modèle Exigences-Ressources révisé d’après Schaufeli et Taris (2014).
Les organisations tentent de moduler ces exigences et ces ressources à travers les dispositifs de prévention des RPS et de promotion de la QVT. En revanche, l’approche du « job crafting » soutient l’idée que les individus ne sont pas des récipients passifs face à leur environnement de travail et qu’au contraire, ils peuvent eux aussi jouer un rôle d’acteur vis-à-vis de celui-ci. Le « job crafting » représente, alors, un processus de « personnalisation » de « façonnage », de « remodèlement » par lequel l’individu va proactivement tenter d’agir sur les contours de son travail et de ses tâches afin d’y trouver plus de sens pour lui (Wrzesniewski et Dutton, 2001). Plus spécifiquement, il peut être défini comme des comportements auto-initiés des employés pour apporter des changements réels dans leur niveau d’exigences et leur niveau de ressources (Tims et al., 2012).
Tims et al. (2012) puis Demerouti et Peeters (2018) proposent alors quatre principales stratégies de « job crafting » pour agir sur ces exigences et ces ressources :
- Accroître ses ressources structurelles au travail : développer ses capacités et ses apprentissages dans le travail, maîtriser de nouvelles compétences, mais aussi chercher et utiliser des zones d’autonomie ;
- Accroître ses ressources sociales : rechercher du feedback, du soutien, des conseils ou de la reconnaissance auprès de son entourage social au travail (collègues, supérieurs et clients par exemple) ;
- Rechercher du challenge et du défi dans le travail: accepter des tâches supplémentaires, travailler sur de nouveaux projets, par exemple, avec l’objectif de rendre le travail plus stimulant ;
- Optimiser ses exigences perçues : simplifier ou optimiser les processus de travail pour les rendre plus efficaces. Lorsque la réalisation d’un objectif de travail est bloquée ou rendue difficile en raison de dysfonctionnements dans les processus de travail, les individus peuvent alors mobiliser leurs connaissances et leurs compétences pour créer et exécuter un chemin alternatif plus efficace pour atteindre leurs objectifs (Koopman et Hoffman, 2003).
Quels bénéfices du « job crafting » ?
La littérature scientifique recense de très nombreuses incidences positives aux comportements de « job crafting ». Quelles sont-elles ? Il est possible de les repérer sur trois niveaux distincts : les attitudes, les comportements et la santé (Demerouti, 2014 ; Lichtenthaler et Fischbach, 2018 ; Ravelonarivo et al., 2021 ; Rudolph et al., 2017 ; Wang et al., 2016) :
- Sur le plan attitudinal : les salariés ayant la possibilité et la capacité de « job crafter » trouvent plus de sens à leur travail et sont plus satisfaits de celui-ci. Par ailleurs, leur niveau d’engagement s’améliore. Enfin, ils risquent moins de ressentir un ennui profond au travail (boreout) et se faisant, présentent moins d’intention de quitter l’entreprise (turnover).
- Sur le plan comportemental : les études précitées démontrent que la performance des salariés est fortement reliée aux comportements de « job crafting ». Ainsi, les salariés qui arrivent à mettre en place ce type de stratégie dans leur quotidien voient leur performance de la tâche et leur performance contextuelle rehaussée. D’autres conséquences se repèrent sur les pôles de la créativité, de l’adaptabilité et sur la diminution des comportements contre-productifs au travail (incivilités, sabotage…).
- Sur le plan de la santé : les conséquences du « job crafting » sont tout d’abord identifiées en matière de satisfaction des besoins fondamentaux (Ryan & Deci, 2000). Le stress et le burnout tendent aussi à diminuer. Enfin, les salariés présentent davantage d’affects positifs et un meilleur bien-être psychologique et subjectif.
Comment favoriser les comportements de « job crafting » ?
Chaque travailleur a déjà remodelé au moins une fois son travail. Les organisations peuvent agir pour pérenniser ces comportements. Leur premier levier est de donner aux salariés l’autonomie et les marges de manœuvre nécessaires pour apporter des changements concrets dans leur quotidien. Elles peuvent porter une attention particulière aux propositions et aux petits changements souhaités par les salariés. Ils sont souvent peu coûteux et peuvent faire toute la différence. Ensuite, elles peuvent mettre en place des dispositifs participatifs de prise de décisions qui procureront aux salariés un pouvoir d’action concret sur leur travail.
Ces comportements de « job crafting » peuvent aussi être favorisés par le biais d’interventions en contexte de travail. Ces dernières s’avèrent plutôt efficaces. En effet, nos travaux de thèse (Ravelonarivo, 2022) montrent que l’intervention « job crafting » permet de développer le pouvoir d’agir et la motivation des salariés, mais également d’amoindrir le sentiment d’impuissance acquis au fil des années. D’autres recherches, réalisées en contexte opérationnel, soulignent la pertinence de ces interventions pour développer l’engagement au travail, l’engagement envers l’organisation, la santé générale et psychologique et la performance des salariés (voir par exemple, Gordon et al., 2018 ; Demerouti et al., 2021).
Conclusion
En résumé, le « job crafting » propose de réinstaller chaque salarié dans le siège du conducteur de son propre mieux-être au travail. C’est notamment en modulant proactivement son niveau d’exigences et de ressources ressenti qu’il pourra agir dessus. Ici, l’éclairage d’Yves Clot sonne comme une évidence : le pouvoir d’agir, c’est la santé. Il fait alors écho aux travaux de Canguilhem (1943/1975) : « L’homme sain, c’est celui qui ne subit pas les contraintes du milieu, mais qui peut le modifier pour y affirmer ses normes et son projet de vie ». Les interventions « job crafting » vont dans ce sens et apparaissent être une piste prometteuse pour répondre efficacement aux enjeux de santé et de performance fixés par les approches QVT et RPS. En revanche, elles ne sont pas des dispositifs capables de les remplacer. Au contraire, favoriser l’émergence de comportements de « job crafting » ne pourra être efficace que si les organisations agissent parallèlement en faveur de la santé psychologique des salariés. C’est une condition sine qua non. Les approches descendantes (QVT, RPS) et les approches ascendantes (job crafting) ne seraient donc pas à opposer, mais plutôt à associer.
Les démarches « job crafting » offrent des opportunités pour compléter les approches traditionnelles en faveur de la santé au travail. Davantage adaptée aux besoins des salariés, cette innovation offre de sérieuses perspectives pour renforcer l’efficience des dispositifs de développement de la santé des individus et des collectifs de travail. Par ailleurs, les reconfigurations des emplois par le « job crafting » sont aussi le terreau fertile favorisant le développement de changements durables et pertinents à la fois pour les salariés, mais aussi pour les organisations. win-win.
Bakker, A. et Demerouti, E. (2007). The Job Demands-Resources model: State of the art. Journal of Managerial Psychology, 22(3), 309–328. https://doi.org/10.1108/02683940710733115
Bakker, A. B. et Demerouti, E. (2017). Job demands–resources theory: Taking stock and looking forward. Journal of Occupational Health Psychology, 22(3), 273–285. https://doi.org/10.1037/ocp0000056
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Demerouti, E. et Peeters, M. C. W. (2018). Transmission of reduction‐oriented crafting among colleagues: A diary study on the moderating role of working conditions. Journal of Occupational and Organizational Psychology, 91(2), 209–234. https://doi.org/10.1111/joop.12196
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Rudolph, C. W., Katz, I. M., Lavigne, K. N. et Zacher, H. (2017). Job crafting: A meta-analysis of relationships with individual differences, job characteristics, and work outcomes. Journal of Vocational Behavior, 102, 112-138. https://doi.org/10.1016/j.jvb.2017.05.008
Ryan, R. M., & Deci, E. L. (2000). Self-determination theory and the facilitation of intrinsic motivation, social development, and well-being. American Psychologist, 55(1), 68–78. https://doi.org/10.1037/0003-066X.55.1.68
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